Acte 1. Avant que n’éclate le #MSWgate
L’Open Access Week, ou semaine du libre accès, c’est, selon le site OpenAccessWeek.org « A global event, now in its 6th year, promoting Open Access as a new norm in scholarship and research. »
On voit dans la page About qu’il est attendu principalement que ce soient des financeurs de la recherche (l’ANR ou le MESR en France ?), des chercheurs, des administrateurs de la recherche, des éditeurs, des étudiants et des bibliothécaires/documentalistes qui l’organisent. D’après la page Wikipédia du projet, ce sont 2 associations américaines qui ont lancé le concept en 2007.
En France en 2013, l’Open Access Week s’est résumé en 1 événement à la FMSH (Paris), 1 à l’EHESS (Paris), 1 événement à l’UPMC (Paris) et 2 événements hors de France. Donc rien à l’échelon national, un événement principalement parisien.
Au premier abord, j’aurais pensé qu’en France un tel événement devrait être organisé par un collectif d’institutions/labos/unités de recherche, du type de ceux à l’origine de la pétition I Love Open Access.
Au lieu de ça, en France, l’OAW 2013 a été organisé par MyScienceWork (MSW), une entreprise qui enferme des articles en accès ouvert derrière une barrière d’inscription. Cela avait d’ailleurs déjà été relevé au mois d’août dernier par un documentaliste sur Twitter :
Both @ResearchGate and @MyScienceWork undermine #OpenAccess: Before downloading documents you’re bugged to register / login.
— Lambert Heller (@Lambo) August 23, 2013
Cerise sur le gâteau, cette entreprise (MSW) initialement crée en France a récemment installé sa domiciliation fiscale au Luxembourg « tout en ayant une filiale à Paris » (pas forcément pour de l’exil fiscal, le Luxembourg est un beau et généreux pays : il a par ailleurs investi entre 1,2 et 1,5 millions d’euros selon les sources de MSW)
La crème sur la cerise sur le gâteau, ce sont les partenariats publics établis. D’après les logos en bas de page d’accueil,
l’événement a pour partenaires de nombreux organismes publics et para-publics prestigieux :
– OpenEdition, portail de ressources électroniques en SHS qui regroupe les 4 plateformes : (i) OpenEdition Books (livres), (ii) Revues.org (revues et livres), (iii) la plateforme de blogs Hypothèses (blogs de recherche) et (iv) Calenda, calendrier en libre accès de l’actualité de la recherche en SHS). L’ensemble est développé par le Centre pour l’édition électronique ouverte (le Cléo), un centre mixe CNRS-Université de Marseille-EHESS
– Le consortium Couperin, « de négociation et d’expertise des ressources documentaires électroniques de l’enseignement supérieur et de la recherche français. » (définition WP)
– Les Universités Pierre et Marie Curie (Paris) et du Luxembourg,
– L’URFIST, le service inter-académie de formation à l’information scientifique et technique,
– Le CCSD, unité propre de service du CNRS, qui développe dans l’esprit du libre accès les archives ouvertes Hal, la plateforme TEL (thèses en ligne) et Médihal, ainsi que la plate-forme Sciencesconf.org,
– EDPSciences, une maison d’édition,
– L’Institut français, établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) qui a pour mission la promotion de l’action culturelle extérieure de la France
– La FMSH, Fondation Maison des sciences de l’homme, de statut associatif à sa création, mais fondation depuis l’année suivante [mise à jour le 16 nov. 2013, note 1], et servant un peu [mise à jour le 16 nov. 2013:] beaucoup de soutien et de coordinateur à de nombreux projets internationaux [mise à jour le 16 nov. 2013:] et pas seulement :)
– L’EHESS, École des hautes études en sciences sociales, de statut « grand établissement » de recherche et d’enseignement supérieur.
Enfin, le pompon sur la crème sur la cerise sur le gâteau, c’est que le site web de la semaine de l’OA en France (http://www.mysciencework.com/open-access-week) est hébergé chez MSW, au lieu d’un nom de domaine « neutre » et rassembleur où tous les partenaires puissent se reconnaitre, et c’est donc seulement cette entreprise qui a bénéficié du trafic généré par cet évènement.
Cela pose de nombreuses questions (je vous fais une synthèse de mes questions et de celles vues ici et là) :
[1] Est-ce que c’est MSW qui, partant de l’observation que les acteurs institutionnels légitimes n’arrivaient pas à se bouger, a décidé de proposer quelque chose et a ensuite réussi à les fédérer, ces derniers étant trop heureux de faire quelque chose « clés en mains », à moindre frais ; ou est-ce qu’une ou plusieurs de ces institutions a fait appel à la boîte, hors toute procédure adéquate, pour leur suggérer d’organiser la semaine, les assurant de leur soutien comme partenaire ? Les quelques questions posées en privé et sur Twitter à certains protagonistes n’ont pas permis d’y voir plus clair. Mais en privé, 2 sources indépendantes et proches de l’affaire, comme on dit, ont affirmé que l’EHESS était demandeur. Cette rumeur est démentie par un tweet assez étonnant [précision le 16 nov. 2013 : étonnant non pas pour le démenti, que je prends extrêmement au sérieux, mais sur l’appel personnel à l’organiser. Comme si là était le sujet.] de Pierre Mounier :
@squintar Personne n’a rien « confié » à personne. Tu aurais pu te proposer pour l’organiser. Dommage que tu ne l’aies pas fait.
— Pierre Mounier (@piotrr70) November 1, 2013
[2] Comment se fait-il que ces prestigieux acteurs de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’édition libre en France ont-ils eu « besoin » d’une entreprise franco-luxembourgeoise (MSW) pour organiser l’Open Access Week à Paris en 2013 ? Que l’entreprise franco-luxembourgeoise ait souhaité ces partenariats se comprend aisément, mais comment EHESS et FMSH ont-ils pu accepter un tel partenariat ? Par faute d’argent ? Par faute d’idée ?
[3] Enfin on peut se demander comment la décision du partenariat a été prise au sein de chacune des institutions sus-citées de demander/accepter d’engager des institutions publiques françaises dans une initiative privée franco-luxembourgeoise dont le fonctionnement est en contradiction avec les principes mêmes de l’open access ?
De façon cohérente (mais étonnante quand on voit la suite des événements), certains partenaires ont d’ailleurs affiché leur soutien (parfois individuel) à la semaine et le site MSW (en plus du logos sur la page), prêtant donc encore une fois de leur légitimité à l’opération :
L’open access week à Paris ! Inscrivez-vous! Allez-y ! http://t.co/IlgQqwZc5z #iloveoa
— Marin Dacos (@marindacos) October 14, 2013
Les modèles économiques de l’OA http://t.co/AF594gqhUa @piotrr70 @MyScienceWork
— OpenEdition (@openeditionsays) October 7, 2013
Acte 2. Le #MSWgate
De son côté, Stéphane Pouyllau (SP), directeur-adjoint d’Huma-Num, la très grande infrastructure pour les humanités numériques, a été invité par MSW pour parler de digital humanities (humanités numériques en français) au cours de la semaine de l’OA. Il a accepté et cela lui a permis de découvrir la plateforme de l’entreprise en question. Cette découverte a été pleine de surprise et il en a tiré un article très complet, qui offre notamment une session de consulting gratuit à l’entreprise qui saura, espérons-le, en tirer tous les bénéfices (plein de conseils à implémenter, 3 ans après avoir commencé à travailler sur la plateforme. Il n’est jamais trop tard pour se poser les bonnes questions et bien faire).
Explorons les limites de l’open access ?http://t.co/i6vUuMFl28 #openaccess #lapailledansloeilduvoisin
— Stéphane Pouyllau (@spouyllau) October 30, 2013
puis
Déjà certains liens de @MyScienceWork ne propose pas le télécharg. alors que le document est en ligne sur @hal_fr http://t.co/zyBg432iMr
— Stéphane Pouyllau (@spouyllau) November 1, 2013
et
.@piotrr70 Academia & Researchgate te propose de déposer chez eux mais @MyScienceWork « aspire »-t-il les PDF pour les stocker chez eux ?
— Stéphane Pouyllau (@spouyllau) November 1, 2013
SP ne mâche pas ses mots, il dit notamment que « le moteur de recherche de MSW […] – tout en se réclamant de libre accès […] – en malmène largement les principes ; voir construit son projet en privatisant de la connaissance en libre accès. »
et plus loin
« je trouve ces pratiques malhonnêtes et je dis qu’il s’agit de la privatisation de connaissances en libre accès. »
Donc, nous aurions 2 réseaux socio. qui concurrence directement @hal_fr et un qui le pille ? @piotrr70 @marindacos @laurentromary #mybuiness
— Stéphane Pouyllau (@spouyllau) November 1, 2013
De son côté, Marin Dacos et n’hésite pas à parler de « vol » dans son commentaire du billet de SP et va jusqu’à dire :
« Avaler et republier des contenus qui ne sont pas placés en licence libre, c’est illégal, c’est du vol, pur et simple. Cela n’a rien à voir avec une quelconque jeunesse technique du projet. Peu m’importe, pour ma part, que les fichiers soient dans une zone d’accès restreinte aux membres. Ce qui doit cesser immédiatement est la republication sans autorisation des articles.
Il n’y a pas de rdv avec HAL qui tienne. A ma connaissance, les auteurs n’ont pas cédé à HAL une licence leur permettant de céder à leur tour les articles à un tiers, sous droit d’auteur ou sous licence libre. En l’absence de mention particulière, les articles appartiennent à leurs auteurs et à leurs auteurs seulement. »
Le billet de SP rencontre pas mal d’échos, à en juger par les riches commentaires et le fait qu’il est soit repris sur Twitter. Par Hubert Guillaud :
Du moissonnage, des métadonnées et des conditions de réutilisations de l’open archive : http://t.co/RmFcf5UjdP @spouyllau vs @MyScienceWork
— hubert guillaud (@hubertguillaud) October 30, 2013
Par @Calimaq :
A été commenter chez @Spouyllau sur la question de la « privatisation » du libre accès : http://t.co/BGGnB3NXhf Débat important
— S.I.Lex (@Calimaq) November 1, 2013
Les réactions
Des réponses de MSW commencent à arriver, mais elles sont largement insuffisantes et « locales »:
@Cecile_Do Notre réponse est en attente de validation par @spouyllau Des développements sont justement en cours concernant cela
@marindacos ns en sommes conscients & ne pouvons ns laisser accuser de vol. Nous demandons tjs et supprimons si demande. Ns faisons au mieux
— Virginie Simon (@virsimon) November 1, 2013
(Rappel de la rédaction : l’entreprise travaille sur le projet depuis 3 ans. Et le site n’est plus en version béta depuis cet été déjà…)
À cette occasion, les langues se délient plus généralement sur l’outil proposé par MSW et par les événements de l’OAW, voir par exemple :
Etudiante, j’utilise @mysciencework depuis 1 mois et c’est une catastrophe question fiabilité surtout ! @spouyllau#msw#openaccess
— jh (@jhernal) November 1, 2013
ou
@squintar je pensais que la valeur ajoutée de MSW était ailleurs…. Si c’est juste du pompage de quelques ressources libres non citées :(((
— Mule_du_pape3 (@MuleDuPape) November 1, 2013
ou encore
@squintar@spouyllau j’ai assisté à l’OAW et j’ai haïs la « conf. » sur les réseaux sociaux scientifiques qui était juste une pub pr MSW
— Joh Peccadille (@peccadille) November 2, 2013
ou aussi
@squintar en plus il n’est pas egornomique ce site. Donne pas envie d’y surfer dessus. Punaise.
— Helran (@Helran) November 2, 2013
Tandis que devant les pontes français de l’Open Access (comme Marin Dacos et Stéphane Pouyllau), MSW et ses dirigeants font des courbettes…
@marindacos nous allons mettre liens sources pour chaque article (HAL et autres). Comme je vous l’ai dit dès q c fait je reviens vers vous.
— Virginie Simon (@virsimon) November 1, 2013
et
@marindacos si vous le demandez nous pouvons supprimer de notre base l’ensemble des articles dont vous êtes l’auteur comme celui-ci
— Virginie Simon (@virsimon) November 1, 2013
…ils n’hésitent pas à se lâcher pour les autres qui posent des questions :
@marindacos merci ce débat est nécessaire et passionnant si on enlève de ce dernier les attaques perverses de @squintar contre notre projet
— Virginie Simon (@virsimon) November 1, 2013
ou :
@bianchiniphd a fait un super travail d’organisation ’#OAW@squintar aurait certainement fait mieux #mauvaiseblague cc @spouyllau@piotrr70
— Virginie Simon (@virsimon) November 1, 2013
Bien sûr, il y a çà et là des gens qui se disent choqués par les propos de la dirigeante de MSW :
@squintar@MuleDuPape tout ce qui est excessif est insignifiant … Et critiquer un business model ne relève pas de la perversion !
— Tom Roud (@tomroud) November 1, 2013
ou
@squintar bagarre justifiée : mettre un front-end web semi-verrouillé en pompant hal ou sudoc, c’est limite parasitisme…
— Mule_du_pape3 (@MuleDuPape) November 1, 2013
et
@squintar j’ai l’impression qu’un réseau social spécifique aux chercheurs est animé comme le nord-Niger quand AQMI fait la sieste
— Mule_du_pape3 (@MuleDuPape) November 1, 2013
Les soutiens s’expriment cependant principalement en privé. Pourquoi n’osent-ils pas se montrer en public ? Ont-il peur des représailles ? MSW est-il si puissant et dangereux ?
Y a donc un moment où cela a complètement dégénéré, comme le signale également Stéphane Pouyllau :
Le libre accès et @MySciencesWork ne laissent pas indifférents : emails d’insultes, commentaires passionnés 1/2 http://t.co/lrQzGLhOoz
— Stéphane Pouyllau (@spouyllau) October 31, 2013
Que s’est-il passé ?
Quelqu’un a une explication ? Qu’est-ce que cette gestion calamiteuse de mini-crise ? Quelles leçons doit-on en tirer ?
S’agit-il de « darwinisme entrepeunarial » (comme je l’ai reçu par dm par un ami chercheur : « Elle est en mode Darwinisme entrepreunarial la cheffe. On la critique, elle mord. » ? Je prends les paris que dans les jours qui viennent MSW va prendre des contacts personnels avec Marin Dacos, Pierre Mounier et Stéphane Pouyllau pour essayer de désamorcer le #MSWgate qui n’a déjà que trop duré.
Mon problème n’est personnellement pas avec MSW mais avec la façon dont l’OAW a été mené en 2013 (ou pas, justement) par les institutions publiques impliquées dans l’Open Access : j’attendais plus de sérieux de leur part. Gageons que cet épisode n’est que la base d’un OAW 2014 dans l’esprit initial d’accès ouvert et de collégialité. Ceci dit, il faudrait faire attention car le modèle économique de MSW est basé sur le journalisme scientifique et la « mise en place prochaine d’un compte premium ». Il ne faudrait surtout pas que le travail d’ouverture entrepris par les institutions de recherche françaises finisse sous accès premium pour favoriser un retour sur investissement de l’État luxembourgeois.
P.S. Je n’ai pas pu participer personnellement à l’OAW 2013 malgré une invitation à y parler (au nom de Deuxième labo) donc je ne remets pas du tout en question la mise en œuvre de l’événement mais son insertion dans le tissu public existant et actif de l’Open Access en France.
Notes
1. C’est une lecture trop rapide des premières lignes de la page Wikipédia de la FMSH qui m’a induite en erreur. Et ceux qui me diraient « Mais enfin, ça s’appelle « Fondation… », c’est forcément une fondation », je connais trop bien le cas de la Fondation Sciences Citoyennes, de statut associatif pour m’arrêter à ça.
2. Je ne voulais pas blesser personnellement aucun des acteurs de cette histoire. Apparemment, ça a été le cas. Je les prie de m’excuser. Mais je leur pardonne pas d’avoir laissé des gens m’insulter publiquement sans réagir.